Théorem est un univers fantastique contemporain développé autour d’un jeu de rôle, entièrement téléchargeable, et d’un roman, publié au rythme d’un chapitre toutes les deux semaines.

- Oula ma p’tite dame, c’est déjà votre troisième verre en même pas vingt minutes, faudrait peut-être voir à ralentir !

La jeune femme reposa son verre sur le comptoir avec fracas, elle venait de l’engloutir d’un trait et son visage se colorait progressivement d’un joli pourpre.

- Vous savez, normalement, je bois jamais ! Mais là, c’est ece..exxe..eccxeptionnel.. c’est con la vie quand même…. C’était, y a quoi, six mois peut-être? J’l’ai rencontré pour la première fois, chez des amis ! Il était grand, brun aux cheveux courts, avec un regard bleu pénétrant. Il s’appelait Henri ! Il ne s’est pas vraiment fait remarquer ce soir-là, discutant peu, écoutant beaucoup, mais sa présence avait quelque chose d’envoûtant. En fin de soirée, j’échangeai deux, trois mots avec lui, il était mignon, et se révéla cultivé, gentil, et plutôt drôle, le mec parfait, quoi ! Je sortais d’une relation minable, une de plus, j’ai flashé, et sans réfléchir plus longtemps, je l’ai dragué.

Le barman écouta patiemment, l’histoire ne l’intéressait pas, il l’avait entendue cent fois, ou tout du moins de subtiles variantes, mais, avec le temps, il avait appris que les gens avaient parfois besoin de se confier. Ce n’était pour autant pas la philanthropie qui le guidait, mais bien l’opportunisme. D’une part, il savait que les clients avaient tendance à revenir dans un bar où ils se sentaient écoutés, et d’autre part la cliente était mignonne : pour peu qu’elle ne soit pas trop saoule, elle pouvait s’avérer d’excellente compagnie au lit. Il hocha donc la tête d’un air intéressé et laissa la jeune femme s’épancher à loisir tout en lui servant un quatrième whisky-coca.

- Et c’était bon ! poursuivit-elle en empoignant son verre. Enfin, bien ! C’était bien quoi ! On a passé un mois merveilleux ensemble. Il était tout ce que je recherchais : doux, attentionné, patient, je me sentais vraiment bien avec lui. Pourtant, il y avait ce petit rien. Juste une impression qui revenait à chaque fois que nous étions ensemble. Comme s’il était hésitant, s’il avait peur de dire ou de faire certaines choses. Quand j’y repense, c’est vrai qu’il était très passif, se pliant à mes quatre volontés. À cette époque, je pris ça pour du manque d’assurance. Il était toujours en train de s’excuser, de prendre sur lui, c’était bizarre. Je me sentais vraiment bien avec lui ! Au lit, c’était…doux, tendre, très agréable. Mais toujours ce petit rien, je ne savais pas bien quoi, mais je sentais que quelque chose n’allait pas. Qu’il y avait comme un fossé entre nous. Ça devenait de plus en plus gênant pour moi, peut-être aurais-je dû lui en parler, mais… J’ai préféré rompre.

Elle avala son whisky-coca cul sec, et croqua même dans sa rondelle de citron. Ses yeux commençaient à sérieusement pétiller. Son voisin de comptoir, qui avait vaguement entendu le passage sur le lit, s’intéressa soudain à son histoire.

- Il ne m’en a pas voulu, il a souffert visiblement, mais il tenait à ce qu’on reste amis. Après ce que je venais de lui faire, je n’ai pas osé refuser. Durant un mois, je ne le vis presque plus, sauf lors de nos réunions entre amis, ou je n’avais guère l’occasion de lui parler. D’ailleurs, je dois avouer que ça m’arrangeait. Toutefois, je sentais que quelque chose avait changé. Sa présence ! Elle était différente, à notre rencontre, il était presque effacé, et maintenant, il semblait... pas exubérant nan, en fait c’est plutôt comme si les gens autour de lui avaient changé ! Le peu qu’il disait avait toujours un impact. Ou c’était très drôle, ou très spirituel. Toujours très approprié en tout cas. Je ne m’en rendais pas compte, mais il était devenu comme le centre de notre petit groupe. N’ayant plus goût au célibat, je m’étais remise avec un ami avec lequel j’avais déjà eu une relation. Je ne m‘attendais pas au grand frisson, ni à quelque chose de durable, mais j’avais besoin qu’on m’aime. Ma vie tournait un peu en rond depuis un moment, et je ne me sentais pas en sécurité ces derniers temps. Ma voisine avait retrouvé son chien mis en pièce dans notre immeuble, c’était un roquet agressif que personne ne supportait, mais ça nous avait tout de même choqués. C’était donc une de ces relations de commodité qu’on a tous eue au moins une fois. Je sortais avec lui depuis, quoi, deux semaines, quand je rencontrai Henri par hasard. Il m’a proposé un verre, on a discuté de tout de rien, enfin, en y repensant, c’est surtout moi qui discutais, j’ai dû lui raconter toute ma vie depuis notre rupture, mes doutes, mes choix, mes envies. Lui écoutait, me fixant de ce regard franc, bleu azur, qui me consumait littéralement, lavant mes peines comme l’écume balaye la plage. Je ne sais plus ce qu’il m’a dit ce jour-là, mais je sais qu’il avait fait preuve de beaucoup plus d’assurance que je lui connaissais ! Ce dont je me souviens aussi, c’est qu’il m’a affirmé qu’il ferait tout pour qu’on se remette ensemble. Sur le coup, ça m’a beaucoup troublée, je n’éprouvais pas spécialement quelque chose pour lui mais l’assurance paisible avec laquelle il m’a dit ça, j’avoue que s’il avait insisté, on aurait fini chez moi ce jour-là…

Elle fixa son verre vide, pensive, les deux hommes la regardèrent, pendus à ses lèvres, ils s’étaient laissés prendre au jeu et attendaient maintenant avidement la fin de l’histoire. Elle leva son verre vers le barman, il se hâta de le remplir. Il coupa toutefois le whisky avec nettement plus de coca : après quatre verres, il jugea qu’elle ne verrait pas la différence, et ça lui laissait une chance de pouvoir conclure ce soir.

- Par la suite, nous nous sommes revus de temps en temps, il était toujours empli d’une sérénité très apaisante, je lui racontais mes peines, mon boulot qui me fatiguait, mes problèmes avec mes amis, mes inquiétudes sur l’avenir. Bien sûr, il ne pouvait rien dire qui m’aide vraiment, mais le simple fait d’en parler me soulageait. Il essayait toujours de faire au mieux pour moi, il avait même voulu se réconcilier avec mon petit ami du moment pour que je n’aie pas à souffrir de leurs rapports conflictuels. Je ne sais pas combien de temps tout ça a duré, je me souviens de cette période comme de quelque chose de très calme et apaisant. Comme ce grand moment de calme qui précède une tempête.

Elle avala son verre d’un trait, en faisant la grimace, elle eut l’impression que celui-ci était différent des autres mais n’y fit pas attention. Elle poursuivit son récit sans tarder, pressée, semblait-il, d’en finir.

- Le vent commença à se lever un soir, j’étais allée au restaurant avec une des amies de notre cercle. De fil en aiguille, j’en étais venue à apprendre qu'elle sortait depuis un mois avec Henri. Et plus elle me parlait de lui, moins je le reconnaissais. Elle me parlait de son assurance bestiale, de sa fougue au lit. Je ne comprenais pas, c’était tellement différent de ce que je croyais de lui. Je n’aurais même pas pensé qu’il puisse draguer une autre fille. J’étais estomaquée. C’est toujours perturbant de découvrir que ce qu’on tient pour acquis peut être remis en question si facilement. Le soir venu, une fois seule, je n’ai pu m’empêcher d’imaginer la bestialité de leur relation, me demandant si Henri était déjà comme ça lorsque je l’ai connu, et si non, qu’est-ce qui l’avait changé à ce point.

Lorsque nous nous revîmes, mon regard sur lui avait changé, le gentil Henri, le brave copain, brillait maintenant d’une aura sulfureuse qui, même si je l’avais nié à l’époque, m’excitait vraiment beaucoup. Ce jour-là, je m’aperçus effectivement de ce qui aurait dû me sauter aux yeux plus tôt, Henri avait changé. Il ne se cachait plus, ne se protégeait plus, parlait franchement et son regard avait effectivement quelque chose d’animal. Je comprenais mal comment le petit enfant craintif et doux que j’avais quitté, il y a quelque mois était devenu ce fauve plein de sérénité, mais pourtant, c’était bien le cas. À ce moment précis, lorsque mon regard a croisé le sien et que j’ai réalisé, je l’ai voulu à nouveau.

Mais j’étais toujours avec l’autre, malgré tout c’était un ami, et je ne voulais pas le faire souffrir. Je m’en voulais du mal que j’allais lui faire en le quittant, et ce dilemme me minait vraiment. Inconsciemment, je suis devenue plus froide et distante avec lui, provoquant l’inévitable rupture. Un soir, il a craqué, m’a hurlé dessus, traitée plus bas que terre. Bien sûr, je l’avais mérité, mais c’était tellement dur. Je me suis enfuie, et sans même y penser, j’ai fini chez Henri. Il ne m’a rien demandé, m’a consolée, et je me suis endormie sur son lit, apaisée.

Henri, semblait prendre très mal ce que l’autre m’avait fait, pour lui c’était inacceptable, et je me voyais mal lui expliquer la vérité, tout était ma faute, par égoïsme, je l’avais quitté, et j’étais sortie avec l’autre, et maintenant, je revenais. D’ailleurs, je crois que je ne voyais pas encore la situation ainsi à l’époque. J’avais mal vécu cette rupture même si elle était de mon fait, je n’ai rien fait pour calmer Henri.

Elle commanda un autre verre. Voyant que celui-ci prenait trop de temps à son goût à arriver, elle s’empara de celui de son voisin et englouti sa bière d’une traite. Celui-ci, estomaqué, ne su comment réagir et se contenta de fixer bêtement la jeune femme.

- C’est là que la tempête commença à se lever. Harry, retenait sa colère, du moins c’est ce qu’il me semblait. Ce n’était pas comme la première fois, ça semblait beaucoup plus fort ! Il semblait beaucoup plus fort ! Pour tout dire, lorsque j’y pense, je crois qu’il me faisait peur, j’avais peur qu’il se mette en colère, de voir ce que pouvait être cette colère qu’il réprimait. Puis j’ai appris… l’autre était mort. Ça devait être le lendemain soir de notre rupture selon la police. Il aurait été attaqué par un chien sauvage devant chez lui. Pour vérifier son identité, la police a juste vérifié s’il avait bien une marque de naissance sur le dos. D’après ce que j’ai compris, le corps était tellement mutilé que c’était la seule façon de l’identifier. L’animal avait agi avec une sauvagerie incompréhensible.

Ça m’a anéantie. J’ai pensé que c’était ma faute, j’ai su que je ne pourrais jamais réparer mes torts, j’étais détruite. À mes cotés, Henri semblait désemparé, il ne comprenait pas mon chagrin, il ne savait comment me consoler, et du peu que je me souvienne, il était très étrange aussi. À nouveau, il mettait cette distance entre nous, j’avais l’impression que malgré tout ses efforts pour me soutenir, il essayait de m’éloigner. J’ai cru qu’il essayait de se débarrasser de moi, je lui ai peut-être même dit, je souffrais tellement, je n’aurais pas supporté qu’on m’abandonne.

C’est ce soir-là qu’il a craqué, il m’a dit que je ne comprenais rien, qu’il avait changé pour moi, qu’il n’aurait pas dû, que c’était trop pour lui, trop pour tout le monde. Qu’il le savait, et qu’il ne l’aurait jamais fait s’il ne m’avait pas aimée autant.

Moi, je ne comprenais rien, j’étais hystérique, je hurlais, j’écoutais à peine ce qu’il disait, il s’énervait de plus en plus, et il a hurlé. Un hurlement à vous glacer le sang. Quelque chose…d’inhumain. Les minutes qui suivirent parurent une éternité durant laquelle je restais sans voix !

Sans attendre son reste il s’est enfui, je jurerais avoir vu plus de peur dans son regard qu’il ne devait y en avoir dans le mien. C’était il y a deux semaines, et depuis je ne l’ai pas revu.

- Mince, j’me suis mis à boire pour moins que ça vous pouvez m’croire, bafouilla le voisin de comptoir en s’empiffrant de chips.

- Oh, c’est pas tout. Ces deux dernières semaines, je les ai passées chez lui, à pleurer et essayer de me remettre en espérant qu’il revienne. Il n’est pas repassé, et personne de son entourage n’a eu de ses nouvelles. Tout à l’heure, au boulot, j’ai reçu un coup de téléphone. C’était la police. Elle voulait me prévenir qu’ils avaient retrouvé des affaires lui appartenant, dont son téléphone. Tout avait été abandonné en tas en bordure de forêt. A proximité, la police a retrouvé des poils et des empreintes de Loup. Les analyses montrent que c’est le même animal qui a tué mon ex-petit copain...

- Vous êtes pas sérieuse là ??!! manqua de s’étouffer le voisin de comptoir, tandis que le Barman fixait ses deux clients avec incrédulité.

Lasse, et un peu ivre, la jeune femme passa la main sur son front, essuyant dans le même mouvement une larme qui commençait à poindre au coin de son œil. Elle jeta un billet sur le comptoir et remis son sac sur son épaule.

- Le pire, c’est que je l’aime encore plus qu’avant. C’est vraiment con la vie ! ironisa-t-elle avant de disparaître.