Théorem est un univers fantastique contemporain développé autour d’un jeu de rôle, entièrement téléchargeable, et d’un roman, publié au rythme d’un chapitre toutes les deux semaines.

Shooting

 

Jay regarda une nouvelle fois l’écran de son téléphone, il était 9h38, cela faisait donc plus de 30 minutes qu’il attendait dans le froid perdu en rase campagne devant ce somptueux manoir à l’abandon.

Il sautilla sur place pour se réchauffer tout en passant en revue ses options.  L’idée de continuer à perdre son temps sur cette propriété où il se trouvait en toute illégalité ne l’enchantait guère. Il regrettait d’ailleurs de ne pas avoir emporté Tammuz avec lui. Bien sûr, c’était toujours compliqué d’emmener son chien lors de ce type de sortie, mais au moins l’épagneul aurait pu se dépenser et jouer avec lui pour tromper l’attente. Faute d’une meilleure idée, il décida d’inspecter son matériel pour s’assurer d’être opérationnel lorsque sa modèle arriverait. Il sortit son boitier canon de son sac, la batterie était aussi pleine que la carte mémoire était vide. Il avait prévu quatre batteries de secours ainsi que deux cartes mémoires supplémentaires en cas de soucis. Il avait largement de quoi tenir la journée et il avait même prévu des éclairages autonomes ainsi que son réflecteur si la lumière naturelle n’était pas suffisante. Aucun doute, il était totalement prêt pour cette journée de shooting, ne lui manquait que son modèle. Il pesta un moment que Katya ne lui ai pas confié son numéro de portable mais il n’avait de toute façon aucun réseau pour la joindre, ça n’aurait pas changé grand-chose à la situation.

Jay n’était pas photographe professionnel, c’était un passionné. Au quotidien, il était directeur de projet, un travail qui lui plaisait mais qu’il oubliait volontiers dès qu’il pouvait revêtir sa panoplie de photographe. Il s’était lancé voilà maintenant plusieurs années et s’était depuis beaucoup équipé pour pouvoir couvrir toutes les opportunités qui s’offraient à lui. La photographie était une occasion de découvrir des lieux, de rencontrer des gens, de partager des moments de vie mais surtout de mettre en image sa vision du monde. Il avait en effet toujours considéré que nous ne voyons jamais les choses telles qu'elles sont, mais telles que nous sommes et c’est une des raisons qui le poussait à essayer de capturer le monde qui l’entourait.

Il lui sembla entendre un rire retentir derrière lui. Il se tourna instinctivement, espérant se retrouver nez à nez avec la jolie Katya, mais il n’y avait personne. Il tendit l’oreille pour essayer de déterminer l’origine du son qui venait de le surprendre mais n’y réussit pas vraiment. Il songea qu’il s’agissait surement juste du vent se faufilant facétieusement dans les fêlures des fenêtres. Katya pouvait-elle être en train de lui jouer un tour ? Il ne la connaissait pas vraiment après tout. La confiance qu’elle lui inspirait ne reposait que sur une impression fugace et un bon moment partagé.

Il avait rencontré la jeune femme lors d’une soirée quelques jours plus tôt. Il ne connaissait pas grand monde sur place et hésitait à rentrer. Il l’avait remarqué peu avant de se décider, elle avait l’air isolée et aussi perdue que lui. Il l’avait observé un moment à couvert de la foule avant de se décider à l’aborder. Il émanait d’elle un charme intemporel intimidant. Réalisant qu’il n’avait pas grand-chose à perdre, vu qu’il était sur le point de partir, il s’était tout de même lancé. Après quelques échanges de banalités, ils en étaient venus à parler photographie. Katya s’était avéré une véritable militante considérant la photographie comme un acte engagé. Ils avaient ainsi longuement parlé de l’histoire de la photographie et s’était trouvé un nouveau point commun dans leur amour pour le travail d’Henri Cartier-Bresson. Une chose les séparait pourtant, si Jay était attaché aux débuts du photographe et à la faculté de l’artiste à saisir l’instant décisif, Katya, elle, s’intéressait plus à la politisation du maitre et à son interprétation du matérialisme dialectique. Ils partageaient toutefois la même vision de la photographie, elle agissait comme un révélateur sur le monde et dévoilait une vérité qui nous échappait parfois. Ils avaient discuté ainsi pendant des heures sur le balcon profitant du calme relatif de la capitale et la beauté sincère du clair de lune. C’est ainsi qu’ils s’étaient donné rendez-vous. Elle connaissait un superbe lieu d’Urbex très peu utilisé et avait proposé d’y poser. Jay avait immédiatement accepté.

 

Voilà comment il se retrouvait à attendre au milieu de nulle part ce matin-là. Katya ne lui avait donné aucun numéro, juste un rendez-vous, il n’avait donc aucun moyen de s’assurer qu’elle viendrait. Il regarda à nouveau l’heure sur son téléphone, quinze minutes de plus venaient de s’écouler. Derrière lui la porte principale du bâtiment était entrouverte, dévoilant une partie de ses charmes à son regard. Peut-être pouvait-il commencer à faire du repérage songea-t-il. Ce serait toujours du temps gagné si jamais Katya daignait se montrer. Il força donc la porte en bois gonflée et vermoulue qui entravait une partie du passage et pénétra la majestueuse bâtisse endormie qui semblait n’attendre que lui.

 

La veille, il avait fait ses devoirs et s’était un peu renseigné sur l’endroit. Il s’agissait du manoir du comte Aldebert Duprieux, il était inoccupé depuis le 13 fevrier 1945 lorsqu’une militante communiste avait massacré le conte et son épouse Gisèle à coup de hache le soir des 32 ans de la comtesse. Les motivations de l’activiste n’étaient pas claires, on supposait qu’il s’agissait d’une maitresse bafouée du comte, bien que l’acte politique n’était pas à exclure mais rien n’expliquait vraiment la barbarie de son geste. Le couple n’ayant aucune descendance, le bâtiment fut laissé à l’abandon. Personne ne voulut le racheter au vu du terrible drame qui s’y était joué, il se désagrégeait donc depuis, impuissant dommage collatéral de ce double meurtre soumis aux ravages du temps.

Les réseaux d’Urbex était plutôt discret sur le sujet, la bâtisse semblait peu connue et le peu de références mentionnaient un endroit hostile et malsain. Les quelques personnes l’ayant exploré évoquaient d’ailleurs un climat oppressant ainsi que des présences menaçantes. A force de recherche, Jay était même tombé sur une rumeur voulant que quiconque passerait son trente-deuxième anniversaire dans la bâtisse n’en sortirait pas vivant. Mais il en fallait plus pour décourager un vieux routard comme Jay. D’une part il n’avait jamais apporté aucun crédit à ce genre d’histoires et surtout il avait dignement fêté ses 32 ans depuis quelques années maintenant. Il ne voyait dans tout cela qu’une astuce pour éviter que trop de personnes ne viennent souiller un site encore bien préservé de la bêtise humaine.

 

Le hall d’entrée était magnifique. La lumière du soleil jouait avec les miroirs brisés de la plus belle des façons. Jay ne savait plus où donnait de la tête, il avait presque le vertige devant la splendeur du bâtiment. L’usure n’avait rien entamé à son charme, lui conférant au contraire une patine des plus charmantes. L’appareil crépitait de toute part, Jay était comme possédé, il ne voulait pas perdre une miette de ce moment. Sans plus s’inquiéter de Katya et du rendez-vous manqué, il errait dans les méandres de la demeure, appareil photo vissé à l’œil, émerveillé comme un enfant. Le moindre papier peint décollé lui semblait somptueux et s’ancrait de plus en plus profondément au fond de lui l’idée que le meilleur restait à venir. L’appareil semblait avoir pris possession de lui et le guider à travers la maison. Les couloirs résonnaient des clics de l’obturateur et des pas enfiévrés du photographe. De retour dans le hall, il lui sembla entendre un choc sourd à l’étage. Sans arrêter de mitrailler, il gravit les marches une à une en direction de la pièce d’où provenait ce bruit. Son cœur battait à tout rompre. L’excitation faisait doucement place à la peur. Il n’aurait su dire pourquoi, il n’y avait raisonnablement aucune raison de trembler et pourtant c’était plus fort que lui, il avait l’intime conviction qu’un drame terrible venait de se jouer.

Clic.

Il posa sa main sur la poignée.

Clic.

Il poussa la porte.

Clic.

Il déboucha dans une immense salle à manger. Le bruit sourd retentit à nouveau, plus fort et plus oppressant. Jay était paralysé, incapable de faire un pas de plus. Il n’avait pas vu ce qui avait pu provoquer ce sinistre son mais songea qu’il l’avait peut-être capturé dans son appareil. Il visionna donc sa dernière photo et manqua de tomber sous le choc. Dans la somptueuse pièce habillée de son lustre d’antan, derrière la table chargée de mets succulents un homme richement vêtu venait de fracasser le crâne d’une femme avec une hache. C’était indiscutablement là sous ses yeux, en seize millions de couleurs et dix-huit millions de pixels.

En reculant de peur, il se prit les pieds dans une latte du plancher et tomba sur les fesses. Il n’arrivait pas à quitter des yeux la lourde table en bois. Elle était étrangement vide et pourtant l’écran de son appareil n’en démordait pas affichant ostensiblement le corps  de cette femme se vidant de son sang dans la pièce.

Paniqué mais encore lucide, Jay modifia les réglages de son appareil et sélectionna son écran de contrôle comme viseur principal. Il travaillait habituellement avec l’œilleton mais aujourd’hui ses sens semblaient le trahir, il avait besoin de certitudes. A peine son réglage terminé, il pointa l’objectif en direction de la table et vit l’homme foncer droit sur lui en brandissant son arme. Jay se releva d’un bond évitant le premier coup de hache. Encore sous le choc il recula sans quitter des yeux sa menace sur l’écran lcd. L’assassin se démenait pour dégager sa lame plantée dans le sol, son regard était fou et ses intentions faciles à deviner.

Jay ne comprenait rien. Il avait beau voir l’assassin enrager dans l’écran de son appareil, dès qu’il levait le regard le palier se révélait désespérément vide. Il avait l’impression de perdre l’esprit, de ne plus pouvoir se fier à ses sens mais ces considérations étaient un luxe qu’il ne pouvait se permettre, il devait agir d’instinct et vite. Sa vie était en danger, il fallait fuir.

Sa hache dégagé du plancher, le meurtrier se mit à courir en direction de sa cible. Le photographe se préparait à l’éviter, peut-être à le pousser dans l’escalier, quand l’appareil se mit en veille. Dans la précipitation, Jay n’arrivait plus à se souvenir de quel bouton permettait de rallumer l’écran, il hasarda quelques secondes qui, il le savait pertinemment, pouvait lui être fatal.

Clic

Le flash se déclencha et l’image réapparut sur l’écran. L’agresseur n’était qu’à quelques centimètres de sa proie, prêt à abattre son fléau mais aveuglé par le flash. Jay saisit sa chance et poussa l’assaillant d’un coup d’épaule le faisant basculer par-dessus la rambarde de l’escalier. Il ne le vit pas tomber, pas plus qu’il ne l’entendit.

Le silence qui suivit cette chute fut le plus glaçant qu’il ne vécut jamais.

Sans réfléchir plus longtemps, il courut vers la sortie et rejoignit sa voiture. Il démarra en trombe pressé de laisser cette folie derrière lui.

De retour dans le confort douillet de sa maison, il chahuta un moment avec Tammuz comme pour retrouver un semblant de normalité. Une fois calmé, il partit même courir une petite heure pour se vider complétement la tête. A son retour, il prit une longue douche bien chaude et se servit une bonne bière.

Son appareil photo l’attendait sur la table, Jay savait qu’il ne pouvait plus repousser ce qui l’attendait plus longtemps. Il avait besoin de savoir, de comprendre ce qu’il s’était passé.

Il brancha l’appareil sur son ordinateur et chargea les photos.

Il commença par la toute première. Dans l’un des grands miroirs qui lui faisait face dans le hall tel qu’il devait être à l’époque, il reconnut Katya derrière ce qui semblait être un Leika M. Photo après photo l’histoire se déroulait devant lui, il n’eut pas besoin de faire beaucoup de recherche pour combler les blancs.

Katya n’avait jamais été la maitresse du Comte mais bien celle de la Comtesse. Ce soir-là, pour son anniversaire, elle s’était enfin décidée à avouer la vérité à son époux et à lui présenter la femme qu’elle aimait. En attendant ce moment, Katya n’avait pas résisté à l’envie de prendre quelques clichés dans la demeure, elle avait l’impression de vivre un rêve éveillé, folle de joie à l’idée de pouvoir enfin vivre pleinement sa passion avec celle qui faisait battre son cœur. Quand un bruit violent vint briser ses espoirs. Après avoir tué sa femme, le Comte avait essayé d’en finir avec Katya mais ébloui par le flash il était tombé sur sa propre hache. Quant à Katya, terrifiée par tant de violence et le cœur brisé d’avoir perdu celle qu’elle aimait, elle avait fait le pas de trop vers l’escalier et s’était fracassé le crâne dans le hall.  Son appareil photo avait explosé en morceaux compromettant les preuves confondantes qu’elle avait accumulées dans sa fuite. La police n’avait pas cherché longtemps pour clore le dossier.

C’est donc presque 50 ans plus tard que le monde pu enfin découvrir les photos de la jeune femme. Katya Kyrinchnov, jeune militante communiste assistante de Cartier Bresson venait enfin d’être blanchie aux yeux de tous. Elle pouvait désormais reposer en paix avec celle qu’elle aimait. Bien sûr, beaucoup s’interrogèrent sur l’origine des photos mais les experts n’y trouvèrent aucune contrefaçon et surtout ces clichés éclairaient enfin  les nombreux points sombres de l’affaire.

Jay ne revit jamais Katya et personne de son entourage ne semblait la connaitre. Il ne comprenait toujours pas ce qui avait pu lui arriver ce jour-là et n’était pas sûr d’avoir envie de savoir. Il n’avait qu’une certitude en sirotant sa bière bien mérité, il avait été le témoin impartial de l’histoire et dévoilé un monde plus juste.